MYÈTHES

MYÈTHES

Une histoire de haine, d’abcès à crever, une histoire d'amour.

J'allais comme éducatrice toujours, chez une famille d'agriculteurs, composée d'une fratrie de trois garçons, je venais pour celui du milieu, mauvaise place au milieu parait-il. Si mes souvenirs sont bons, il avait neuf ans, était en CM1, était méchamment dyslexique, renfermé, du genre ténébreux, timide mais du caractère, très complexé par son handicap et pourtant, c'était bien l'intelligence et la colère qui brillaient dans ses yeux. Il était suivi aussi par un psychomotricien, un orthophoniste, un psychologue...

La première fois que je vins, je fus accueillie par toute la famille au grand complet, le père, le chapeau à la main, la mère, le regard franc et les trois fils. Puis nous nous installâmes sur la grande table du salon, la mère en face, et le fiston que j'appellerai Jérôme, à mes côtés.

Débuta alors un calvaire, pour lui, pour moi et pour la mère. Il mettait l'heure entière à ânnoner un texte de dix lignes sous les soufflements d’exaspération et de désespoir de sa mère, ses gémissements, mes encouragements tenaces et répétés, ma patience indestructible... Pourtant dans ma tête, c'était le doute, le sentiment d’échec, d'incompétence chronique, d'inutilité et le sentiment très déplaisant d'être un horrible monstre sadique qui faisait revivre à ce gosse l'enfer que j'avais vécu petite. « On avance pas hein », me disait la mère en guise de au revoir. J'avais les boules...

Je ramenais son cas régulièrement en réunion sur le tapis et mes collègues chantaient la même chanson que moi, on n'y comprend rien, mère au top, père correct, grand-parents biens et frangins plutôt sympas, mais aucun progrès, pour aucun de nous, point mort.

Cela dura six mois, gémissements, soufflements, encouragements, gémissements, soufflements, mauvaise conscience...

Puis vint le jour de mon anniversaire, c'était un mardi, j'allais bosser excitée comme une puce, on me préparait une petite fête pour le soir et cela me faisait bien plaisir. Je n'avais donc pas toute ma tête au travail. Nous nous installâmes à la table, tous les trois, pour la séance de torture hebdomadaire. Le gamin n'avait pas encore ouvert son livre que la mère souffla, j'eus du mal à contrôler mon envie de rire :assure merde ! M'engueulais-je.

Premier mot de la phrase : apprendre. Et voilà mon gamin partit dan un espèce de rap improvisé :

_Apeu, apeu, a, a, a, apeu, peu, a, peu, peu.

_Oui c'est vrai que ce mot-là il n'est pas facile, ce n'est pas facile d'ap... ?

_Apeu, apeu, a, peu, peu...

Le fou rire m'attrape, j'essaye de m'en empêcher, je suis toute congestionnée, j'ai une crampe au ventre, je pleure, et je dis pardon, pardon, pardon. La mère esquisse un sourire.

Le gamin se redresse brutalement mâchoire serrée, les yeux avec deux grosses larmes qui coulent mais qui projètent des éclairs. Il me lance alors un puissant :

_JE TE HAIS !

_Oooh! Fait la mère ébahie et outrée.

Le gamin se ratatine sur sa chaise, il a lâché une bombe.

Vite, je prends la parole pour empêcher la mère d'intervenir, (Je viens de perdre en trente secondes, les six mois de confiance que j'ai réussi à établir laborieusement avec lui, mais ça y est, c'est aujourd'hui que ça bouge).

_Je suis vraiment désolée, aujourd'hui c'est mon anniversaire, je vais avoir des cadeaux et il y aura la fête ce soir. Je suis bêtement joyeuse... Et puis tu sais, je ne le prends pas mal ce que tu viens de me dire parce que je sais que cela ne m'était pas destiné...

Il est livide, en panique.

 La mère prend alors la parole et d'une voix paisible et bienveillante dit.

_Vous avez raison, cela m'était destiné.

Un verre se casse dans la cuisine, tiens, les murs ont des oreilles et cassent des verres. Le gamin a glissé de sa chaise, et son menton est au niveau de la table. Ses petites mains sont toutes raides, crispées de chaque côté de son livre. Il a l'air horrifié par ce qui est en train d'arriver. Je pose négligemment ma main sur la sienne, tout en demandant tranquillement à la mère.

_Ah bon ? Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?

Elle m'explique :

Quand Jérôme a eu neuf mois, son grand frère qui avait lui trois ans, a commencé à nous faire des crises bleues, vous savez ce que c'est ? Quand il pleurait, il arrêtait de respirer, devenait tout bleu et faisait des malaises C'était très angoissant, il a été hospitalisé longtemps, je ne l'ai pas quitté un seul instant, vous comprenez, je ne pouvais pas le laisser seul... J'ai confié Jérôme à ma belle-mère qui est une brave femme, elle habite à côté. Je ne me suis pas inquiétée pour lui, tout avait l'air d'aller bien, il poussait bien.

_Et non tu vois ça n'allait pas bien. Lâche le gamin en colère.

La mère commence à pleurer, je suis désolée, je n'arrivais pas à laisser l'autre, j'avais tellement peur pour lui. Je suis désolée, pardonnes-moi.

Jérôme a à nouveau une taille normale sur sa chaise et pleure aussi en fixant sa mère, il n'a plus l'air fâché.

Vue que tout le monde pleure, moi aussi. À travers mes larmes, je vois une ombre furtive dans le couloir qui se cache, c'est le grand frère. Je le héle.

_Hep ! Hep ! Viens par ici toi, le coupaaable !

L'adolescent arrive avec un sourire penaud. J'entends un deuxième verre qui se casse dans la cuisine, et bé pas doué le paternel !

_Alors comme ça, t'étais un gros jaloux qu'a voulu garder sa maman pour lui tout seul. Ah l'enfoiré !

Tout le monde rit de mon gros mot. Et maintenant t'es encore jaloux ?

_Non ça m'est passé.

_Ah ben voilà une bonne nouvelle !

Comme nous avons eu notre dose d’émotions fortes, je propose que nous laissions tomber la lecture pour cette fois, tout le monde a le sourire et est bien d'accord avec moi. Je peux m'en aller satisfaite, nous avons bien avancé aujourd'hui. D'ailleurs la mère ne me sort pas sa petite phrase rituelle : on avance pas hein !, quand je la quitte, sur le pas de sa porte. Jérôme me suit jusqu'à ma voiture, me fait un large sourire et me lance un «  joyeux anniversaire au fait ».

Je suis contente, la prochaine fois, je suis sûre qu'il sera moins crispé et qu'il pourra commencer à faire des progrès.

La semaine se passe, je n'y pense plus, emportée dans mes activités diverses et variées. J'entame ma semaine suivante, comme tous les lundis par une réunion de toute l'équipe, psychiatre, psychologues, psychomot, ortho, as, éducs et compagnie. Et comme tous les lundis matins, je suis grave à la bourre, car j'ai bien du mal à laisser mon chérubin chez son adorable nourrice, je traîne, je traîne... J'ai dix bonnes minutes de retard on va dire, hum, pardon je tousse. Franchement j'ai honte, je tape à la porte de la salle, fais un petit sourire gêné et m’apprête à rejoindre ma place en mode furtive. Mais mes collègues se sont tus et me fixent, ils se lèvent tous ensemble, et se mettent à m'applaudir. J'ai honte et je suis en colère, comme je suis légèrement paranoïaque, j'ai cru qu'ils faisaient un petit pétage de plomb collectif et qu'ils avaient décidé de me foutre la honte pour mes innombrables retards. Je lance un :

_j'essayerai de ne plus arriver en retard, un peu colère.

_Mais non, mais non, ce n'est pas pour ça, me répond le psychiatre, vos retards, nous avons l'habitude. Tout le monde rigole. Grrrrrr ! Nous vous applaudissons pour votre miracle, oui nous avons baptisé cela, le miracle de Marianne ! Ce type devrait faire du théâtre.

_Allons bon, je fais des miracles et je n'en suis pas informée !

L'orthophoniste prend la parole, m'explique que Jérôme n'est plus dyslexique et qu'il lit de façon tout à fait normale pour un enfant de son age. C'est la première fois qu'il voit un tel phénomène, il a complètement halluciné. Jérôme est entré comme un ouragan dans son bureau, en criant: « ça y est, ça y est, je sais lire », il a ouvert son livre et paf, il lui a lu le paragraphe. Il conclut en m'annonçant qu'il a arrêté les séances devenues inutiles, le psychomotricien aussi a décidé de tout stopper, plus la peine. Le psychiatre décrète que la prise en charge est finie pour cette famille. J'ai un peu les boules.

_J'aurai bien aimé dire au revoir tout de même.

_Mais oui, mais oui, c'est prévu, vous y allez encore ce mardi.

 

Toute la famille m'attendait ce mardi là, la mère m'offrit le plus gros bouquet de roses rouges que je n'ai jamais vu de toute ma vie, il était magnifique. Je me suis sentie mal, ils n'étaient pas riches.

_Il ne fallait pas voyons !

_Mais si, après ce que vous avez fait pour nous.

_Mais je n'ai rien fait, j'ai juste eu le fou rire, c'est Jérôme et vous qui avez tout fait.

_Oui, on a tous compris dans la famille qu'il fallait qu'on se parle plus.

_Ça y est ? vous avez fini de parler ? Je te montre ? Je te montre ? Je m'en suis aperçu le soir, tout seul dans ma chambre que je savais lire.

Il tient conquérant son putain de livre de lecture.

_Euh Jérôme, je peux te parler franchement ?

_Oui, oui, vas-y. Il est tout sourire, il a changé de mine en une semaine.

_Tu sais ce que j'ai envie de faire de ton livre ?

_Non.

Je mime mes paroles.

_J'ai envie de le jeter par terre, de sauter dessus (je saute), de le piétiner (je piétine) en hurlant et en m'arrachant les cheveux (je fais semblant de m'arracher les cheveux). Je prends un air tragique.

_Je peux plus, je te jure, j'en peux plus.

Il rit. Je regarde la mère en hochant la tête.

_On en a chié qu'en même !

La mère éclate de rire.

_Oh que oui ! Allez, va-t-en ! On t'a assez vu, vas rejoindre ton père et tes frères, laisses nous discuter entre femmes. Il nous fait un large sourire et s'en va dehors en courant.

 

Je ne l'ai donc jamais entendu lire couramment... Oui, c'est une petite frustration tout de même.



21/05/2016
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